Fini, le règne du “moi je” dans l’entreprise ! Aujourd’hui, la faculté de se mettre à la place de l’autre est une compétence reconnue, susceptible d’engendrer résultats et profits.
Le terme «empathie», dérivé de l’allemand «Einfühlung» («ressenti de l’intérieur»), a été inventé il y a un peu plus d’un siècle seulement, mais il désigne une qualité vieille comme le monde : la capacité de se mettre à la place de l’autre pour tenter de comprendre son point de vue, ses émotions et ses sentiments, et se comporter en conséquence avec plus de tolérance et d’humanité. Longtemps dédaignée dans l’entreprise, haut lieu de l’individualisme et de la compétition, cette attitude gagne aujourd’hui du terrain. Et se révèle payante. Des chercheurs de l’Australian School of Business ont ainsi constaté une forte corrélation entre le «leadership compassionnel» et la productivité d’une équipe.
Dans la vente aussi, l’empathie peut rapporter gros. En 2012, Telefónica a lancé en Allemagne un programme pilote visant à aider les téléconseillers à mieux comprendre les problèmes et les besoins des clients. Résultat : l’opérateur a vu croître de 6 points en six semaines la satisfaction de ces derniers. Et il n’est pas seul à opter pour cette approche : de nombreux grands groupes, dont L’Oréal, sont en train d’y sensibiliser leurs équipes. «Les choses commencent à changer, se félicite Belinda Parmar, fondatrice du cabinet britannique de formation Lady Geek et spécialiste de la thématique. L’empathie n’est plus seulement vue comme un trait de caractère mou et essentiellement féminin, mais comme une vraie compétence managériale susceptible d’engendrer des profits.»
Explorés depuis plus d’un siècle, les mécanismes de l’empathie sont aujourd’hui assez bien connus. Cette disposition en partie innée revêt à la fois un volet conscient et un volet inconscient, et si elle est naturellement plus présente chez certains individus, les neurosciences ont mis en évidence qu’elle pouvait aussi s’acquérir et se développer. Voici comment.
Décryptez votre comportement. Imaginez la surprise de ce cadre nouvellement promu à la direction générale d’une business unit à restructurer : alors qu’il consultait le coach Xavier Cornette de Saint-Cyr sur la baisse de productivité de sa nouvelle équipe, il a été prié de se pencher d’abord… sur son propre comportement. «Il a ainsi pris conscience de certaines de ses maladresses, raconte le coach. Il avait, par exemple, fait déménager ses collaborateurs dans un grand open space sans leur en parler au préalable.» Peu de managers, en effet, ont le réflexe de décrypter leurs propres ressorts émotionnels. C’est pourtant un travail essentiel lorsqu’on souhaite comprendre le mode de fonctionnement de son prochain.
Spécialiste de l’autisme à l’université de Cambridge, le psychologue Simon Baron-Cohen a mis au point une théorie célèbre, dite ES, qui classe les individus en deux grandes familles en fonction de leurs aptitudes cérébrales : les «empathisants» et les «systémisants». Plus intuitifs, les premiers (groupe dans lequel figurent davantage de femmes) sont très réceptifs aux émotions et au langage non verbal. Les seconds (groupe à dominante masculine) privilégient la logique, les procédures et l’analyse des phénomènes. Savoir de laquelle de ces tendances on est le plus proche permet d’anticiper l’impact qu’on a sur les autres, l’idéal étant d’arriver à un juste équilibre entre les deux.
Acceptez les différences. Au-delà de la distinction entre empathisants et systémisants, il existe autant de modes de fonctionnement que d’individus. Une personne pourra exceller en situation de stress et d’urgence, tandis qu’une autre aura besoin de se donner le temps de la réflexion pour se sentir à l’aise. Une autre encore adorera la nouveauté, alors que vous-même préférerez les tâches routinières…
«Confronté à un comportement déstabilisant, on a tendance à penser que la personne le fait exprès pour nous nuire. Sauf exception, ce n’est pas le cas», pointe Marie Delafont, consultante pour Orsys Formation. Pour éviter le conflit, isolez-vous et réfléchissez calmement aux motivations de la personne. Très travailleur, vous ne supportez pas de la voir partir à 18 heures ? Considérez son salaire, sa situation familiale, ses perspectives d’évolution. Ces données en tête, vous pourrez parvenir ensemble à un compromis. «Montrez-lui que vous avez compris son fonctionnement et expliquez-lui vos propres besoins», conseille Marie Delafont. Connaître les forces, les faiblesses et les affinités de chacun vous permettra en outre de mieux répartir les tâches au sein de votre équipe et de renforcer la motivation.
Ecoutez sincèrement. «Ne croyez pas que l’empathie se résume à répéter en boucle des phrases magiques comme “je comprends”, prévient Belinda Parmar. Vous devez au contraire dire à votre interlocuteur : “Je ne comprends pas. Explique-moi, je t’écoute”… et prêter réellement attention à sa réponse. Ne cherchez pas non plus à régler d’emblée tous ses problèmes, comme le font d’instinct les systémisants. La plupart des gens n’attendent pas de vous des solutions, mais une oreille compatissante.»
Vous n’êtes pas entièrement disponible ? Proposez à votre interlocuteur de le revoir à un moment plus propice. Lors de l’entretien, reformulez ses propos afin d’éviter les malentendus. Utilisez des tournures du type : «Si j’ai bien compris…», «Tu es train de m’expliquer que…», «Est-ce que je me trompe ?» Et soyez attentif à son langage corporel : un tremblement de la main, un œil humide ou un regard fuyant en disent souvent plus que des mots.
N’attendez pas des situations de crise pour faire ce travail. L’attention accordée au quotidien à vos collaborateurs les encouragera à vous confier leurs difficultés le moment venu. Cette bienveillance pourra se manifester par une certaine souplesse managériale (en autorisant des horaires flexibles dans des circonstances particulières, par exemple) ou tout simplement en prenant des nouvelles d’un collaborateur qui rentre de vacances, de congé maladie ou de formation.
Posez des limites. Il ne faut pas confondre l’empathie avec la pitié, le soutien inconditionnel ou même la sympathie. Etre empathique n’implique pas nécessairement d’être d’accord avec son interlocuteur : cela signifie l’avoir compris. Veillez à rester dans la neutralité. «C’est un exercice difficile, car le cerveau humain passe par le jugement», commente Marie Delafont. Ne sortez pas de votre posture de manager en ouvrant une cellule psychologique dans votre bureau. Posez aussi des limites aux sujets abordés. Si un drame familial ayant un retentissement dans le travail mérite votre attention, ce n’est pas forcément le cas des ragots ou des confessions intimes. Quand un interlocuteur vous engage sur ce terrain, dites-lui gentiment que ce n’est pas votre rôle d’en discuter. Et si un collègue vous confie quelque chose de grave, prenez des nouvelles de la situation régulièrement, mais pas trop souvent, afin de ne pas donner l’impression de vous immiscer dans sa vie privée. Un subtil équilibre qui s’appelle la délicatesse…