Psychologies : L’empathie, expliquez-vous dans votre livre, peut être manipulatrice et manipulée. Comment cela ?
Serge Tisseron : Pour vous répondre, il faut comprendre que l’empathie a plusieurs composantes et que toutes n’existent pas forcément chez chaque être humain.
La première forme, c’est l’empathie « affective », qui nous permet d’identifier les émotions d’autrui (« Je vois que tu es triste, je vois que tu es gai »). Elle apparaît vers 1 an chez tous les enfants – sauf troubles mentaux, comme l’autisme.
La deuxième, c’est l’empathie « cognitive », qui se manifeste traditionnellement vers 4 ans et demi, mais probablement plus tôt, lorsque l’enfant devient capable de rapporter les émotions d’autrui à des représentations du monde différentes des siennes : l’autre est content, mais peut l’être pour d’autres raisons que moi.
Ces deux formes d’empathie vont s’organiser pour former ce que Martin L. Hoffman appelle « l’empathie mature », c’est-à-dire la capacité de se mettre émotionnellement à la place de l’autre, dont la construction commence vers 8-9 ans, et continue toute la vie. C’est l’histoire de Micky et Elsa. Micky voit Elsa et dit : « Je vois que tu es contente. » Voilà l’empathie affective. « Oui, répond Elsa, c’est l’anniversaire de mon frère et je vais manger de la tarte aux fraises, j’adore ça. » Micky répond : « Alors, je comprends pourquoi tu es contente. » C’est l’empathie cognitive. À partir de là, Micky a deux possibilités. Dire : « À ta place, si j’aimais la tarte aux fraises, je serais contente aussi » ; ou bien dire : « La tarte aux fraises, c’est dégueulasse, tu devrais te faire soigner. » Si l’on remplace la tarte aux fraises par du porc ou des pratiques sexuelles, on comprend qu’à ce moment-là l’empathie mature est très différente de la seule empathie affective ou cognitive.
Les personnalités psychopathiques – 4 % des hommes, 2 % des femmes – rencontrent des difficultés pour la construire, c’est pourquoi il est normal pour eux de manipuler tout le monde sans scrupules.
Existe-t-il d’autres formes d’empathie ?
Serge Tisseron : Oui. D’abord « l’empathie pour soi » : je suis capable d’identifier mes émotions (à partir de 1 an), puis je suis capable de comprendre les raisons de ces émotions – ce qui n’est pas évident. Vient alors la capacité de changer de point de vue émotionnel, et d’accepter qu’à l’intérieur de soi on puisse avoir plusieurs points de vue : je peux penser qu’une plaisanterie est drôle, mais aussi raciste ou misogyne. L’empathie pour soi suit donc les mêmes étapes que l’empathie pour autrui.
La dernière forme, c’est…
Serge Tisseron : « L’empathie réciproque ». Je peux me mettre à la place d’autrui, et je peux aussi accepter que l’autre se mette à ma place. Et, enfin, « l’empathie inter-subjective », le fait d’accepter que l’autre puisse se mettre à ma place et qu’il puisse m’éclairer sur moi à propos de choses que j’ignore moi-même, comme en psychothérapie.
De quelle façon cette capacité peut-elle être manipulatrice ?
Serge Tisseron : L’empathie mature et réciproque est une capacité fragile chez chacun d’entre nous. Faire confiance est souvent vécu comme dangereux, et nous sommes tentés de réserver cette empathie à ceux qui nous ressemblent. Du coup, la tentation d’utiliser l’empathie affective et cognitive pour manipuler tous les autres est grande ! Donald Trump en est un très bon exemple.
Ah oui ? Dans quelle mesure ?
Serge Tisseron : Trump a parfaitement perçu l’état émotionnel des petits Blancs du Middle West. Il a su trouver les mots et les intonations pour les convaincre. Il semble que cette capacité d’empathie cognitive, Trump la doive au fait que son père, promoteur immobilier, l’emmenait constamment sur les chantiers. Il observait beaucoup. Je pense que c’est là qu’il a appris la manière d’être qu’il a mise en scène pour s’attirer la sympathie et les voix de ces électeurs désespérés. Il a aussi appris de son père qu’il faut écraser l’adversaire. Sans états d’âme.
Source : https://www.psychologies.com/Moi/Moi-et-les-autres/Relationnel/Interviews/L-empathie-permet-aussi-de-manipuler-les-autres