L’entreprise libérée est un concept séduisant, mais encore trop mal défini. Partant de ce constat, deux chercheurs au Cerna Mines ParisTech - Anne-Sophie Dubey et Thierry Weil – ont mené une enquête auprès d’une dizaine d’entreprises ayant mené un processus de transformation. Accorder plus d’autonomie revêt des formes variées selon les contextes. Plongée dans ces expériences qui pourraient à l’avenir se généraliser.
Management : On parle de dirigeants « libérateurs », d’entreprise « libérée »... Cette terminologie n’est-elle pas grandiloquente ?
Anne-Sophie Dubey : Le concept défini il y a une dizaine d’années par Isaac Getz et Brian Carney a eu beaucoup de succès. C’est positif car cet engouement a permis un éveil des consciences sur une question plus large, celle de l’autonomie des collaborateurs. Notre parti pris avec Thierry Weil a été d’explorer les faits, au-delà du simple concept en enquêtant sur le terrain. Trop d’entreprises emploient à tout-va cette terminologie. Nous voulions insister sur le faire au détriment du paraître : beaucoup de sociétés font en effet des choses, sans s’afficher « libérées ». C’est le cas de la Scop Ardelaine, de Michelin et de beaucoup d’autres.
Les théoriciens de l’entreprise libérée valorisent le lâcher-prise du dirigeant. Est-ce une condition indispensable ?
Le lâcher-prise du dirigeant est nécessaire mais pas suffisant. Pour accorder de l’autonomie, il faut en effet faire confiance, et donc renoncer au contrôle permanent. Mais rien ne se décrète : l’autonomie s’organise. Il y a des contraintes à intégrer, des décisions à prendre ensemble pour que cela fonctionne… Au-delà de l’état d’esprit du dirigeant, il est essentiel de définir le cadre de l’autonomie, en établissant des zones « rouges » exclues du champ de l’autonomie (cela peut concerner la stratégie, la politique des salaires, la gouvernance) et des zones « bleues », dans lesquelles on accorde des marges de manœuvre aux salariés (sur le temps de travail, les congés, la mise en place de réunions plus collaboratives…). Cela peut bien sûr évoluer avec le temps : on peut décider d’ouvrir peu de zones bleues puis d’accroître les objets, au fur et à mesure que la confiance se crée. Quoi qu’il en soit, ces transformations s’organisent et se préparent.
Quelle place accorder à l’individu par rapport au collectif ?
L’individu a souvent l’opportunité d’agir sur le comment » (la façon de réaliser une tâche) et le «pourquoi» de l’entreprise (sa raison d’être), rarement sur le «quoi» (sa stratégie). Le directeur de la CPAM des Yvelines, Patrick Négaret, insiste en particulier sur l’importance de fédérer les collaborateurs sur les valeurs et la mission de l’organisation, discutées au sein de véritables délibérations. Si le leader montre une volonté d’écoute, qu’il est humble et favorable à l’autonomie, les salariés se sentiront compris et parties prenantes des décisions. Dans ces conditions, l’intelligence collective peut se mettre en œuvre.
L’humilité – quant aux ambitions de transformation, aux objectifs de communication – semble essentielle à vos yeux…
L’humilité est positive, effectivement. Il faut se garder de trop communiquer vers l’extérieur, sinon la transformation risque d’être perçue comme un simple outil marketing au service de la marque employeur. Michelin, par exemple, expérimente beaucoup de choses, en toute discrétion. Et puis en interne, il ne faut pas brusquer les salariés. Une approche expérimentale et prudente où on va progressivement vers l’autonomie permet de ne pas susciter trop d’attentes, ni de craintes. L’humilité concerne aussi la posture du dirigeant vis-à-vis des salariés. C’est le principe du «celui qui fait, sait» : comme l’a expérimenté le chercheur Jean-Yves Bonnefond, à l’usine Renault de Flins, il est souhaitable de créer des espaces de discussion où les salariés pourront par exemple repenser la façon de réaliser une tâche initialement prévue par le bureau d’études, en fonction de la réalité de leur travail.
Préconisez-vous le basculement ou le tâtonnement ?
Il n’y a pas de modèle à imiter mais un principe de cohérence à respecter. Le basculement semble une approche plus radicale. On l’observe dans les entreprises libérées les plus connues comme Chrono Flex, mais aussi dans de petites structures – autour d’une cinquantaine de salariés – où la prise de risque est moins grande, et où il est plus facile de susciter l’adhésion. Le second type de démarche – par expérimentation ou tâtonnement – fonctionne sur le retour d’expérience : on laisse émerger, on observe… Cette approche est plus discrète en termes de communication. Elle est choisie par des filiales de grands groupes ou des PME dans lesquelles les salariés ne sont pas tous sur la même longueur d’onde, où les actionnaires surveillent de près les innovations... Mais attention : le basculement peut se faire avec pragmatisme. Cela a été le cas chez Mobil Wood qui avait supprimé la fonction de managers, avant de la rétablir quand ils se sont rendu compte des retards pris dans les livraisons… Le basculement n’est pas forcément dogmatique. La seule condition est d’expliquer les échecs. Basculement ou expérimentation : il faut toujours être à l’écoute pour faire des ajustements, et adapter la transformation. Comme le dit Thierry Weil : que vous vous jetiez à l’eau ou que vous y alliez prudemment, à un moment, il faut nager !
Accepter les turbulences et le temps long est-il un gage de réussite ?
Pour nous, le voyage est plus important que la destination… En fait, le voyage crée la destination. Il faut bricoler ! Chaque organisation doit s’adapter à son contexte. Faire évoluer les mentalités prend du temps : on ne peut décréter l’autonomie. C’est pourquoi l’accompagnement est indispensable pour faciliter les mutations de postures. Quant aux turbulences, fréquentes en cas de changement, elles constituent des opportunités pour s’adapter. Dans notre étude, notre échantillon est composé d’entreprises plutôt jeunes. Il serait intéressant de revenir dans quelques années pour voir où en est la démarche... Quand elle survit à une nouvelle direction, c’est très bon signe.
Quels sont les risques de dysfonctionnement liés à une montée en puissance de l’autonomie et du participatif ?
Un point revient presque toujours dans notre étude : la déstabilisation du management intermédiaire. Cette catégorie de collaborateurs peut estimer que leurs nouvelles fonctions ne sont pas claires. Et face à une restructuration, des interrogations surgissent : «Si tout le monde est chef, on n’a pas besoin de moi ? Je sers à quoi ?»… En plus, certaines personnes sont frustrées par la disparition des promotions verticales car il n’y a plus de possibilités de faire carrière «à l’ancienne».
D’une manière générale, il pèse sur les cadres une lourde charge, et les risques de burn-out ne sont pas à négliger dans ces démarches, surtout dans la phase d’ajustement… Autre risque : le surinvestissement des salariés. Le syndicat du ministère belge des transports s’est ainsi opposé à la suppression de l’obligation de pointer : il craignait les horaires excessifs. C’est compliqué au niveau individuel de rester dans une juste mesure par rapport à son travail.
Le consensus a une place très importante dans ces nouvelles organisations. La force de conviction va-t-elle devenir l’arme fatale du leader ?
Je distinguerais deux types de chef. Le leader «ancienne posture» qui cherche à faire passer son idée et à convaincre une assemblée que c’est la bonne. Et le leader qui va faire en sorte d’écouter ses collaborateurs, qui sait expliquer les prises de décision et les refus de certaines idées exprimées. Ce type de leader a, comme le premier, une forte capacité de conviction, il fait en plus preuve d’une grande capacité d’écoute et d’humilité.
La crise va-t-elle être un accélérateur de changement ?
Difficile de répondre. Ce qui est certain, c’est que les organisations autonomes, mobilisant mieux l’intelligence collective, ont tendance à être plus résilientes que les entreprises classiques : elles sont souvent plus aptes à s’adapter aux crises. L’autonomie pourrait ainsi devenir plus attractive aux yeux de dirigeants jusque-là sceptiques. Et puis, certaines entreprises comme Chrono Flex ou Lippi ont changé après la crise de 2008. Elles ont repensé leur modèle principalement pour un motif de survie économique. Idem chez GEN : la filiale d’Orange a su tirer parti de la transformation numérique qui la frappait de plein fouet. La crise peut être une source d’opportunité et d’inventivité.
source : https://www.capital.fr/votre-carriere/managers-voici-comment-developper-lautonomie-de-vos-collaborateurs-1377125